dimanche 15 novembre 2009

Nouvelle : Cratère





Tant que sa faveur vous seconde,

Vous êtes les maîtres du monde

Votre gloire nous éblouit,

Mais, au moindre revers funeste

Le masque tombe, l’homme reste

Et le héros s’évanouit.

J.-J. Rousseau



Il entre. Le silence se fait. Ils le fixent, tous. Même après qu’il a pris sa place près du feu. Gêné. Il est en retard. N’a pas vu le temps passer. Était sur la trace d’un orignal. Ne comprend pas. Pourquoi ne reprennent-ils pas? Ils le regardent. Pas de reproche dans leurs yeux. De… de la pitié? Qu’est-ce qui se passe? Quelqu’un se lève, approche. S’interpose entre lui et le feu. Se penche, pose sa main sur son épaule. Puis sort. Les autres font de même, à tour de rôle. Le dernier : Obougwé, son frère. Se penche et dit : « Le sort t’a désigné ». Puis sort.

Agmeé reste longtemps seul, à contempler le feu.

Il n’avait jamais cru cela possible. Que ce serait lui. Mais il n’a pas de femme. Pas d’enfants. Pas vingt printemps. Et il était absent quand le hasard l’a condamné.

Il sait qu’il devrait accepter la décision des dieux comme un honneur. Qu’il sera un héros. Au moins pour un an. Un héros mort plutôt que vivant. Il le fera, il le sait. C’est son devoir.

Il ne ferme pas l’œil de la nuit; c’est la dernière qu’il voit.

Quand le soleil se lève, c’est la fête au village. Dans la tente, on le lave. Le vêt du costume rituel. Le pare de bijoux. A peur, mais ne doit pas le montrer. Doit être brave; de lui dépend l’année. Il sort, on l’acclame. Se met à danser. Tous font banquet, lui jeûne. Fume le calumet du Grand Prêtre. Se sent mieux et on le saoule. La danse reprend, différente. C’est une marche, aussi. Endiablée. Tous y prennent part. Le long du trajet. Jusqu’au sommet.

Sur le plateau rocheux, on l’honore. Comble ses derniers désirs. Festoie. C’est la fête aux flambeaux. Le temps passe… trop vite. Puis vient le moment. Dernières accolades, prières. On jette des offrandes, de la nourriture, des fleurs. Tout pour apaiser les dieux une autre année. Et éviter la famine. Puis c’est son tour. Refuse qu’on lui bande les yeux ; veut tout voir jusqu’à sa fin.

S’élance. Plonge dans le cratère. Son corps flambe. Devient cendre, et il est encore loin du fond. Le vent le prend, l’emporte ailleurs.


Claude Mercier
Publié dans le numéro 149 de la revue STOP, hiver 1997